Les vibrations souterraines des villes implosées. Scènes sonores à Beyrouth et en Seine-Saint-Denis, un projet porté par  Karine Le Bail et Rana Eid est lauréat du programme CRESS – Création recherche en sciences sociales.

Présentation

Comment appréhender la « vibratilité musicale et guerrière [1] » des villes qui souffrent ? Cette qualité particulière de son est complexe à décrire par le chercheur en sciences sociales, tandis que l’artiste a cette capacité, comme le décrit Marcel Proust dans La Recherche, « à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, […] à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son [2] ». Passant par ce même filtre obscur du son, une artiste sonore et une historienne font équipage pour écouter en miroir des villes « implosées » dont les habitants ne peuvent plus être entendus, entre Beyrouth et la Seine-Saint-Denis. Dans le « creux » de ces territoires, dans ce qu’elles ont nommé « le souterrain » des villes, elles capteront les multiples vibrations des paroles rendues « muettes » par le fracas, l’effroi, ou la relégation sociale due à l’enclavement des territoires. Rana Eid et Karine Le Bail enregistreront les sons et leurs réflexions au-dessus et en-dessous de Beyrouth, au-dessus et en dessous de villes du 93 – béances de l’explosion du port de Beyrouth, stridence continue des générateurs électriques d’une ville soumise à d’incessantes coupures de courant, et en regard, sons des chantiers du Grand Paris Express avec les tunneliers du Grand Paris Express, gigantesques machines d’environ 10 mètres de large et 100 mètres de long creusant d’immenses galeries souterraines pour relier plusieurs communes de Seine-Saint-Denis et pensées ici comme allégories d’une « réparation » de la relégation sociale et comme outil de relocalisation de l’urbanité. La singularité de cette collaboration réside dans une pensée agissante de la scène sonore, à savoir que les questions posées au terrain appellent des « points d’écoute » différenciés – ce qui manque trop souvent aux enquêtes ethnographiques mobilisant l’enregistrement sonore. Car pour les femmes et les hommes de son, les microphones sont autant de transducteurs électroacoustiques dont on peut choisir en conscience la qualité de vibration : micros électro-magnétiques qui captent toutes les interférences et les ondes magnétiques d’un espace, géophones, hydrophones… À cet égard, ce projet sur les vibrations des villes implosées se pose d’ores et déjà pour les sciences sociales comme un exemple remarquable de méthodologie de l’enquête par le son.

Karine Le Bail est historienne et autrice sonore. Chargée de recherche au CNRS et membre du Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (CRAL), elle est responsable du réseau Son:S du CNRS. Ses travaux relèvent de l’histoire sociale des professions artistiques au XXe siècle et d’une anthropologie historique des dimensions sensibles du son et de l’écoute

Rana Eid est sound designer et cinéaste libanaise. Depuis 2003, elle travaille en tant que monteuse son sur divers films libanais, collaborant avec de nombreux cinéastes libanais de renom, et en 2006 elle fonde DB STUDIOS pour la post-production audio avec le compositeur Nadim Mishlawi. Elle a réalisé le documentaire Panoptic.


[1] Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, vol. II, p. 71.

[2]Ibid., vol. I, p. 236.

Crédit photo : Centre de Beyrouth durant les manifestations d’octobre 2019 © Sandra Tabet

L’EHESS a créé le programme Cress pour renforcer le dialogue entre art et recherche en sciences sociales, à travers notamment la formation des étudiants et des chercheurs aux nouvelles formes de récits en sciences humaines et sociales et l’accueil d’artistes et de chercheurs en résidence dans le but de créer une œuvre commune.


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