REFAIRE « SONNER » L’ABBATIALE DE ROYAUMONT

De l’abbaye royale fondée en 1235 par Louis IX – futur saint Louis – et détruite au lendemain de la Révolution française en 1792,  il ne subsiste aujourd’hui qu’un espace vide, borné par les vestiges du croisillon nord qui s’élève à 27 mètres de hauteur et par le gigantesque mur du bas-côté sud de la nef, attenant au cloître. Cet espace vide agit comme une scène, liturgique et profane, silencieuse et sonore ; sorte de « théâtre de l’invisible-rendu-visible  » par un imaginaire historique où se croisent des moines cisterciens du Moyen Âge et des personnages princiers d’Ancien régime, mais aussi les communautés ouvrières de la filature de coton implantée à l’abbaye de Royaumont durant le premier XIXème siècle… Soit autant de temps historiques à explorer par le prisme du son.

Photos : © Karine Le Bail

Premier programme de recherche et de création initié par le réseau SON:S, « Refaire sonner l’abbatiale de Royaumont » engage un dialogue inédit entre, d’une part, des chercheurs de sciences humaines et sociales – historiens, historiens d’art et d’architecture, musicologues, etc. –, des spécialistes d’archéacoustique, d’acoustique physique et de spatialisation sonore, et, d’autre part, des architectes, des plasticiens, des compositeurs ou encore des interprètes travaillant depuis longtemps avec des dispositifs de sonorisation 3D. Il se décline en trois grands chantiers :

 

1. Auraliser un « lieu perdu » : la reconstitution numérique du son de l’abbatiale cistercienne

Deux équipes spécialistes en acoustique virtuelle travaillent de concert : celle d’Olivier Warusfel à l’IRCAM et celle de Brian G. Katz au LAM (Equipe Lutherie-Acoustique-Musique). Dès lors qu’il n’existe aucune possibilité de prendre les mesures acoustiques de l’abbatiale, à la différence des expériences de modélisation acoustique 3D de monuments historiques existants, le travail d’auralisation se nourrira d’un ensemble de données archéologiques et architecturales, mais également à partir de sources historiques, iconographiques ou encore musicologiques. Une excavation des ruines de l’abbatiale, menée en septembre 2020 par le Service départemental d’archéologie du Val d’Oise (SDAVO), devrait permettre d’établir un descriptif détaillé de l’édifice, notamment de ses dimensions, ainsi que des matériaux utilisés. Une série de mesures et de relevés architecturaux seront effectués par l’architecte Jean-Paul Midant et ses étudiants du post-master Architecture et Patrimoine de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville.

Sur la base de toutes ces données, les acousticiens vont réaliser une simulation du comportement acoustique du bâtiment permettant d’écouter, en temps réel, la réponse virtuelle de la réverbération de l’abbatiale. Ce modèle généré par ordinateur est tout d’abord un outil de connaissance, apportant des éléments de réponse essentiels pour la recherche scientifique ; mais il offre également une opportunité unique d’expérimentation sensible des sons du Moyen Âge pour le grand public comme pour les artistes du Centre international pour les artistes de la musique et de la danse de Royaumont, ces derniers étant amenés à s’emparer du modèle acoustique pour imaginer des créations dans les ruines de l’abbatiale.

2. Resssentir l’espace sonore dans les ruines de l’abbatiale

Olivier Warusfel détaille le dispositif sonore. Photo : © Michael Werner

Dans cette perspective, le modèle acoustique doit être reproduit par un système de diffusion en acoustique active. Les systèmes dits d’ « acoustique active » consistent à utiliser un dispositif de microphones et de haut-parleurs discrets et fixes, agissant en permanence et permettant au musicien comme à l’auditeur d’émettre un son qui résonne dans le modèle acoustique. Une acoustique active est donc une boucle fermée fonctionnant en temps réel. Des microphones alimentent ici un système informatique qui calcule l’effet de salle. Le rendu audio est diffusé sur un système de haut-parleurs dont le son produit est à nouveau capté par les microphones. Une des grandes difficultés consiste à maîtriser le son réinjecté dans le système  informatique, de façon à discriminer le son actuel du son précédemment produit par le modèle, et ainsi de limiter les phénomènes de feedback (larsen). Le défi technologique se complique à Royaumont d’une configuration à ciel ouvert, soumise à la force du vent qui « pousse » littéralement le son, aux  intempéries (température et humidité) qui affectent la vitesse de déplacement du son, ainsi qu’aux aléas des bruits ambiants. Enfin, la taille même de l’ancienne église, déployée sur 105 mètres de longueur, 50 mètres de largeur et 27 mètres de hauteur,  exige la fabrication de haut-parleurs extrêmement puissants pour en restituer le volume. Le projet bénéficie de l’étroite collaboration étroite entre Olivier Warusfel à l’IRCAM, la société Music Unit (Manuel Poletti, Martin Antiphon) spécialisée dans les technologies logicielles dédiées notamment à l’instrument augmenté, la composition assistée par ordinateur et la spatialisation du son, et Michel Deluc, co-fondateur de la société Amadeus.

3. L’imaginaire culturel du Moyen Moyen Âge

Max Sternberg, Jens Rüffer, Nathalie Le Gonidec. Photo : © Michael Werner

En convoquant ainsi tout le spectre architectural de l’ancienne église de saint Louis, l’auralisation des ruines de l’abbatiale interroge plus largement les pratiques de simulation en sciences humaines et sociales et notamment en architecture, où l’utilisation de technologies de modélisation ou de simulation de l’espace (3D/AR) est de plus en plus répandue. Historiquement fondée sur la phénoménologie et l’herméneutique, la recherche en architecture a longtemps soutenu que ces technologies conduisent à reproduire un simulacre d’expérience, appauvri sur le plan ontologique et générant, au mieux, un « spectacle d’instruments ». Repartant de ce postulat, une équipe constituée d’historiens de l’art et d’architecture, mais aussi de théologiens, d’architectes et d’artistes observera dans quelle mesure les technologies de simulation, parce qu’elles permettent d’historiciser l’expérience sensible de l’architecture de Royaumont à travers les âges et qu’elles mettent en lumière l’architecture moderne en tant que processus, tant dans sa construction – des esquisses exploratoires à l’exécution sur site –, que dans son expérience et ses interprétations ultérieures, viennent au contraire enrichir les modes établis d’interprétation de l’architecture et des processus qui contribuent à sa création. 

Coordonnée par Maximilian Sternberg, spécialiste de l’architecture cistercienne dans ses résonances contemporaines, l’équipe accompagnera également le projet dans sa dimension juridique, technique et environnementale. En effet, la présentation de fouilles archéologiques, l’installation d’un système de hauts-parleurs dans une configuration tridimensionnelle (pouvant atteindre une hauteur d’au moins 10 mètres) ou encore l’insertion d’une scène, même temporaire, ont toutes en effet des implications architecturales qui devront tenir compte d’un site patrimonial protégé par les Monuments historiques.

ÉQUIPES DE RECHERCHE

– Équipe « Ricercar », du Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours (CESR, CNRS-université de Tours) : David Fiala, Vasco Zara, Camilla Cavicchi, Daniel Saulnier, Musicologues ;  Bénédicte Bertholon-Palazzo, Archéologue.

– Équipe du Centre international pour l’étude de la musique, Université Catholique de Louvain, Belgique : Bart Demuyt, Musicologue, directeur du centre de musique AMUZ à Anvers et directeur de la Fondation Alamire, Centre international pour l’étude de la musique, Université Catholique de Louvain ; Rudi Knoops, Expert acoustique, Fondation Alamire.

– Équipe du « Centre de recherches nantais architectures urbanités » (CRENAU), ENSA Nantes-CNRS : Pascal Joanne, Architecte DPLG, maître de conférences à l’Ecole nationale des Beaux-Arts de Nantes.

– Équipe R&D « Architecture » : Elsa Ricaud, Architecte du patrimoine, Agence Sunmetron.

– Équipe SON:S : Karine Le Bail, Historienne (Centre de recherches sur les arts et le langage, CNRS-EHESS) ; Mélanie Traversier, Historienne (IRHiS, CNRS-université de Lille) ; Michael Werner, Historien (Centre Georg Simmel, CNRS-EHESS)

– Équipe « Analyse des pratiques musicales » de l’Ircam, UMR STMS (Sciences et Technologies de la Musique et du Son) : François-Xavier Féron, Musicologue spécialiste d’acoustique musicale.

– Équipe Lutherie-Acoustique-Musique (LAM), Institut Jean Le Rond d’Alembert, CNRS-Université Paris-Sorbonne : Brian FG Katz, Acousticien ; Christophe d’Alessandro, Informaticien spécialiste du traitement du signal, organiste titulaire de l’église Sainte Elisabeth à Paris.

– Équipe « Espaces acoustiques et cognitifs » de l’Ircam, laboratoire Sciences et Technologies de la Musique et du Son (STMS) Ircam-CNRS : Olivier Warusfel, Acousticien, responsable de l’équipe ; Thibaut Carpentier, Acousticien.

– Équipe R&D acoustique : Manuel Poletti, Compositeur, réalisateur en informatique musicale à l’IRCAM, en charge au sein de Music Unit du développement de technologies logicielles dédiées notamment à la spatialisation du son ; Martin Antiphon, Ingénieur du son, régisseur des studios Music Unit ; Michel Deluc, Acousticien, co-fondateur de la société Amadeus, directeur de la R&D.

– Équipe Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) : Jean-Louis Bernard, François Gentili, Marc Viré, Archéologues.

– Équipe Histoire & Théorie de l’architecture : Maximilian Sternberg (université de Cambridge) ; Prof. Jens Rüffer (université de Bern) ; Prof. Norbert Nußbaum (université de Cologne)

– Équipe Théologie et histoire ecclésiastique : Prof. Wim Verbaal (université de Gand) ; Prof. Mette Bruun (université de Copenhague).

– Équipe Histoire de l’art du Moyen Âge : Philippe Plagnieux, professeur en histoire de l’art du Moyen Âge et Arthur Panier, doctorant en archéologie (université Paris 1 Panthéon) ; François Blary, Professeur d’histoire de l’art et d’archéologie (université libre de Bruxelles).