« Notre boulot, c’est de fabriquer des timbres musicaux »

Les Frères Baschet

Lors d’une séance du séminaire « Du son à l’écoute : perception, analyse, interprétation » de l’EHESS, animé par Karine Le Bail, une visite des Structures Sonores Baschet, a été organisée  le 28 février 2020.

L’association Structures Sonores Baschet poursuit la démarche entreprise par Bernard et François Baschet dans les années 1950 de rendre la pratique des arts sonores accessible à tous et continuent à faire vivre l’œuvre des Frères Baschet.

Le cristal Baschet est un instrument acoustique composé de tiges de verre et de pièces métalliques, mis au point dans les années 1950 par les frères Baschet (François et Bernard, ingénieurs et créateurs français) ; cinquante-six tiges de verre accordées chromatiquement, que l’on frotte avec les doigts mouillés. La vibration du verre est transmise à une plaque de tôle par une tige en métal dont la longueur détermine la note.

C’est un instrument à faire faire rentrer dans l’univers des instruments rares aux côtés du Glass Harmonica harmonica de verres (inventé en 1761 par Benjamin Franklin), de l’Euphone de Ernst Chladni (1790), du Thérémine, mis au point en 1917 par Lev Sergueïevitch Termen (The Rolling Stones, The Damned ou Dyonisos… y ont eu recours) ou bien encore des Ondes Martenot, qui, présentées en 1928 à Paris par leur inventeur, préfigurent la musique électronique.

Le Cristal Baschet donne des résultats similaires aux instruments électroniques alors en plein essor, mais de façon entièrement acoustique. De quoi fasciner bien au-delà des amateurs et compositeurs de musique contemporaine. De Damon Albarn à Tom Waits, Jarvis Cocker, Yael Naim ou M, d’Emilie Simon (pour la musique du film La Marche de l’empereur, en2005) à Gaspar Noé (pour celle de Enter the Void, en2010), la liste est longue de ceux qui y ont eu recours.

Le 28 février, Nicolas Becker nous a donné rendez-vous aux Ateliers Baschet pour une expérience sensible du son.

Avec la participation des étudiants du master Arts, littératures, langages : Céline Meyer, Alba Perset, Coral Nieto Garcia, Estelle Morfin, Chystel Jubien, Paul Bigo, Benoit Nier, Occitane Lacurie, Alexandre Ribeiro, Emma Mehadji, Natdanai Prannkkhokkruad.

Photos © Karine Le Bail

Nicolas Becker

Nicolas Becker est un bruiteur, sound designer et compositeur parmi les plus demandés sur la scène internationale du film. Il a collaboré avec les plus grands noms du cinéma : Danny Boyle, Guillermo Del Toro, Andrea Arnold, Denis Villeneuve, Alain Resnais… Mais aussi avec des artistes et musiciens comme Philippe Parreno ou Patti Smith. Il a notamment obtenu des récompenses pour son travail sur le film Gravity d’Alfonso Cuarón. Pour chaque projet, il trouve un processus créatif différent pour obtenir une matière sonore originale. Nicolas Becker est également un insatiable collecteur de sons. La captation de nouvelles matières qu’elles soient naturelles ou musicales lui a permis de créer une sonothèque exceptionnelle qui alimente constamment de nombreux projets de toutes sortes. De même, dans le domaine du sound design, son travail est essentiellement basé sur des prises de son acoustiques qui prennent souvent la forme de véritables installations sonores, au-delà l’idée de captation simple; à ces fins, il développe de nombreux prototypes de captation microphonique. Cette démarche toute personnelle l’a naturellement rapproché du monde de l’art contemporain. Il est consultant R&D pour de nombreux studios et sociétés de création de softwares audio et intervient régulièrement dans des écoles de cinéma. En 2020, il signe la musique et le sound design du Nuage, la première fiction sonore produite par Nouvelles Écoutes, en diffusion exclusive sur Spotify.

L’art sonore au-delà des idéologies à l’association Structures Sonores Baschet

Texte de restitution de l’atelier, par Natdanai Prannkkhokkruad, étudiant en Master 2.

Depuis la découverte du champ des études sur le sonore, je suis toujours à la recherche des sons dits inouïs. La visite à l’association Structures Sonores Baschet m’offre alors une occasion enrichissante d’entendre, d’écouter et de créer même une gamme de sonorités originales à partir des structures sonores que l’on est invité vivement à toucher.

Au sein de l’atelier Baschet, l’art sonore est désacralisé et devient accessible à toutes et à tous. Contrairement à ceux conservés aux musées et donc interdits de toucher, les instruments de musique fabriqués à l’atelier Baschet sont bel et bien là pour être touchés, grattés, caressés, frottés… On ne jouit pas simplement de la liberté d’explorer cet univers sonore hors du commun. Dès que l’on s’y immerge, les catégories du son, considérées comme (re)connues ou conformes aux idéologies musicales socialement codifiées, sont suspendues : nos oreilles se dilatent et s’ouvrent sur d’autres horizons sonores indéfinis.

En effet, les expériences vécues à l’atelier Baschet me rappellent la conception phénoménologique inspirée de Maurice Merleau-Ponty selon laquelle un objet se perçoit lorsqu’il est en relation avec un sujet percevant. À cette rencontre s’ajoutent des éprouvés sensibles propres à chaque sujet percevant, formant ainsi une relation triangulaire entre un objet perçu, un sujet percevant ainsi que la vie intérieure de ce dernier. Toucher les créations instrumentales, comme jouer de la musique, c’est une forme de relation, celle entre instrument de musique et celui ou celle qui joue. Malgré cette liberté accordée par l’abandon des codes idéologiques, j’ai l’impression que l’on a tendance à manipuler les instruments en vue de produire des sons qui, en quelque sorte, nous disent quelque chose.

Après l’exploration tactile et auditive, afin de tenter de trouver une forme d’harmonie, c’est notre tour de composer des œuvres sonores dans des cadres donnés, où chacun.e des « musicien.ne.s » prêtent l’attention aux sons que produisent les autres, parmi lesquels j’ai été invité à décrire – je n’ose pas dire « chanter » – une forêt dans ma langue maternelle, à savoir le thaï. Mes collègues jouent des instruments après chaque phrase que j’ai prononcée. Dès lors, l’enjeu renvoie d’emblée à l’incompréhension inter-langagière, puisque j’étais le seul qui comprends le thaï ce jour-là. De plus, la langue thaï est une langue tonale, c’est-à-dire la prononciation des syllabes est soumise à un ton précis. Cette composition ne se joue donc pas sur l’aspect sémantique des mots, mais sur son aspect phonique. Les « sons » se montrent eux-mêmes alors comme médiation entre musicien.ne.s et raconteur. Néanmoins, comme je ne suis pas sûr si mes collègues puissent distinguer toutes les variations tonales, j’ai recouru un peu à l’articulation, à l’intonation parfois émotionnellement intensifiée, à certains gestes corporels.

Cependant, j’aurais aimé raconter sans interruption et laisser les sons accompagner les mots prononcés au gré des musicien.ne.s. Car je m’aperçois après que, en raison du registre descriptif de la langue thaï, chaque phrase tend à être longue et c’est davantage difficile à terminer une phrase par rapport au français. Face à une pression quelconque qu’éprouve cet être ayant du mal à jouer à l’improviste, j’ai prononcé des mots, agencés dans une syntaxe à la française, de temps en temps répétitifs, voire dépourvus de sens parfois, au point que j’aurais eu honte si le public thaïlandais avait été là. Heureusement, par la suspension de la barrière langagière, cela aboutit à une composition qui, selon moi, convient parfaitement à l’image que je désire représenter avec des voix prononcées. Il semble intéressant ainsi d’interroger sur la manière dont les musicien.ne.s créent une œuvre musicale ou sonore à partir d’une langue ou d’une chose échappant à leur compréhension.

Je suis enfin fasciné par la richesse du son que peuvent émettre ces structures sonores à la portée de toutes et tous, cette richesse qui réside dans l’interaction entre l’instrument, ceux et celles qui jouent et écoutent en même temps. Il conviendrait de ce fait de dépasser des idéologies musicales existantes et de déplacer ses perceptions auditives, en vue de s’approprier des sons inconnus. Faire de la musique, c’est une forme de relation. Faire de la musique avec les instruments sonores fabriqués, c’est une forme de relation qui s’apprête à l’inexploré.

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